Dire que le temps passe vite est un non sens. Le temps est fixe, une seconde sera toujours une seconde, ni plus, ni moins. Ce sont nos vies qui passent plus vite parce que le rythme des évènements s’accroît. Après l’arrêt brutal imposé par la pandémie, certain.e.s ont saisi cette opportunité pour remettre en perspective leurs croyances culturelles sur l’activité. D’autres, en revanche, ont repris de plus belle. Pour elleux, cet arrêt soudain dans leur course effrénée a été perçu comme hyper angoissant. En revenant sur cette période aujourd’hui, iels disent avoir eu le sentiment de se sentir vides et inutiles et que leur vie leur échappait. Comme si leur rythme de vie définissait leur estime d’elleux-mêmes, ou du moins, leur valeur sociale. Alors, cette pandémie pourrait-elle changer la manière dont l'activité est glorifiée?
Pourquoi ressentons-nous le besoin de faire toujours plus de choses ?
Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, s’est intéressé à “l’accélération sociale du temps”, qui inclut notamment celle de nos rythmes de vie. Ses travaux démontrent que nos sociétés contemporaines font face à un raccourcissement et à une densification des épisodes d’action qui engendrent un sentiment permanent d’urgence et de frustration. La première et principale explication de cette accélération est évidemment l’organisation de nos sociétés autour d’une logique de compétition. La précarité de nos positions sociales nous pousse à une débauche d’énergie de plus en plus importante pour maintenir notre rang, la manière dont la société perçoit nos performances.
La deuxième force motrice de cette accélération est culturelle. Il s’agit de l’idée selon laquelle une vie accomplie passe par l’accumulation du plus grand nombre possible d’expériences. “Nous trouvons dans la multiplication des tâches et des expériences le signe que notre existence est bien remplie, synonyme de vie intense” .”
L’accélération se mesure par la quantité d’actions que nous accomplissons par unité de temps. Par conséquent, l’humain a développé un grand nombre de nouvelles technologies et autres techniques élaborées censées lui en faire gagner, du temps. Nous nous déplaçons plus rapidement. Nous communiquons en temps réel. Nous devrions donc, en toute logique, disposer de plus en plus de temps libre. Or, on ne peut que constater que ce n’est pas le cas : l’humain insiste toujours plus sur le fait qu’il est débordé. De nombreuses études statistiques montrent que le nombre d’actions par unité de temps n’a cessé de croître depuis le début de l’ère industrielle. Par ailleurs, nous n’avons jamais eu autant de possibles ouverts, le monde entier étant à portée de clics. Ces possibilités, bien trop nombreuses, finissent par se transformer en une suite sans fin d’injonctions écrasantes.
Consommation de temps ostentatoire : quand notre manque de temps libre devient un signe extérieur de statut social
Thorstein Veblen, l'un des plus grands théoriciens de la signalisation du statut, avait suggéré en 1899 que vivre une vie tranquille et ne pas travailler (ce qu'il appelle «l'abstention manifeste du travail») était le moyen le plus puissant de signaler son statut privilégié aux yeux des autres. Finalement, c’est l’inverse qu’on peut observer chez l’humain du 21e siècle. Les études démontrent que dans nos sociétés occidentales, les personnes débordées sont perçues comme celles ayant le statut social le plus élevé. Plus nous travaillons, plus nous accumulons les événements dans nos plannings, plus nous sommes considéré.e.s comme des personnes indispensables, compétentes et socialement pertinentes. Ne pas avoir une minute à soi indique au monde que nous sommes extrêmement demandé.e.s, et notre capital intellectuel et humain s’en trouve fortement valorisé.
À l’origine, les recherches sur la consommation ostentatoire s’intéressent à la manière dont nous dépensons de l'argent pour accumuler des objets qui signalent au monde notre statut social élevé. Des chercheurs se sont attelés à prouver que ce même mécanisme s’applique maintenant au temps. Nous accumulons des tâches et des occupations pour montrer au monde à quel point nous sommes important.e.s.
Cette même recherche révèle également que nos sociétés capitalistes ont fini par faire glisser le principe de la préciosité et de la rareté des biens vers les individus. Plus nous sommes indisponibles, plus nous sommes rares, et donc précieux aux yeux des autres. Alors, nous valorisons sans cesse nos nombreuses activités pour indiquer fièrement à notre entourage que nous sommes très occupé.e.s et., au passage, nous nous imposons à nous-mêmes une nouvelle injonction au “faire”. À tel point qu’il nous devient compliqué (et honteux) d’admettre quand nous ne faisons rien. Selon la formule consacrée, nous devenons petit à petit des “human doing” plutôt que des “human being”.
Pourquoi c’est problématique ?
Ce principe devient problématique et toxique quand l’humain ne court plus vers un objectif de vie ou un idéal, qu’il soit personnel ou commun, mais parce qu’iel est terrorisé.e. Iel craint qu’en arrêtant de courir – après le travail, les emails, les rendez-vous, les obligations, les loisirs…. – iel tombe. Dans le chômage, la pauvreté, la désocialisation, l’oubli… Iel s’épuise dans sa course parce qu’iel redoute de se retrouver du côté des exclu.e.s, de perdre sa valeur sociale. Décider de ralentir, c’est prendre le risque de ne plus être concurrentiel.le, de ne plus être à la hauteur.
Nos vies deviennent alors une juxtaposition d'événements et de situations qui s’enchaînent avec une rapidité telle que nous n’avons plus le temps ni de les assimiler, ni d’élaborer. Nous vivons nos expériences en quantité, et de façon superficielle. Et comme nous ne les intégrons plus, par manque de temps, nous avons le sentiment que notre vie défile encore plus vite, tout en paraissant toujours toujours aussi vide.
Le fait d’avoir de plus en plus de choses à faire raccourcit forcément chaque épisode, qui devient de fait moins qualitatif. C’est valable au travail, mais ça concerne également la durée des repas, des moments de pause, du temps passé en famille, jusqu’au sommeil ou la promenade à pied. L’urgence permanente dans laquelle nous avons l’impression d’évoluer nous empêche d’entrer vraiment dans une relation à l’autre fluide, pleinement consciente et accueillante.
« Nous devenons de plus en plus riches d’épisodes d’expérience, mais de plus en plus pauvres en expériences vécues ».Walter Benjamin
Être débordé.e-cool, c’est réservé aux privilégiés
Il s'agit d'un élément crucial de consommation de temps ostentatoire : "elle est très spécifique à la classe", selon les propos de Judy Wajcman, professeur de sociologie à la London School of Economics. « Il n'y a aucun bénéfice de statut lié au niveau d'activité pour un chauffeur Uber ou un employé d'Amazon dans un entrepôt. Lorsqu’il s’agit des classes les moins bien rémunérées, le fait d’être constamment débordé n’a plus rien de positif pour l’image. C’est associé à un manque de contrôle et à une mauvaise gestion du temps. »
Une nouvelle forme d’inégalité sociale apparaît. La partie la plus pauvre de la population est débordée de travail et cumule les heures pour parvenir à subvenir à ses besoins. Tout en observant la partie la plus aisée communiquer sur le fait qu’elle aussi est débordé.e, parce qu’elle ne parvient plus à jongler entre son travail et la multitude d’activités de loisirs qu’elle a alignées dans son Google Agenda : les réunions de travail, les invitations à dîner, les week-ends à la campagne entre amis, les travaux de la maison et emmener la petite dernière à son cours de piano.
Alors c’est ok ? On ralentit le rythme ?
La pandémie a été atroce à de nombreux égards, mais elle a fait naître chez certains une lueur d’espoir : la possibilité d’une décélération. Même si le principe de “slow life” est apparu bien avant la crise sanitaire, cette dernière a permis à beaucoup d’entre nous d’en éprouver les bénéfices de manière concrète. Subitement, être en capacité de ralentir est devenu un signal de bien-être, on cherche refuge dans ces nouveaux modes de vie pour soulager les conséquences stressantes de l’accélération. “Nous cherchons des oasis de décélération, qui ne consisteraient pas seulement à nous effondrer dans notre canapé devant Netflix”, selon les propos de Giana Eckhardt, professeur de marketing au King's College de Londres. Nous nous sommes donc mis en quête de méthodes pour ralentir physiquement les mouvements de nos corps - grâce notamment aux modes de déplacement doux -, accomplir moins d'action par jour, mais aussi pour réduire le nombre d'activités parmi lesquelles nous devons choisir. En d’autres termes, réduire les trop nombreuses sollicitations dont nous faisons l’objet.
La slow life s’impose alors comme une nouvelle tendance forte dont les classes supérieures se saisissent avec pour objectif d’améliorer leur qualité de vie et de réduire leur stress. Et comme toute tendance, elle vient avec son lot de nouvelles injonctions, de citations inspirantes et d’images spirituelles qui se bousculent dans nos fils d’actualité pour nous exhorter à prendre du temps pour nous, à ralentir, à souffler. Slow down your life and enjoy!
Sauf que décélérer, c’est aussi réservé aux privilégiés
Là encore, les inégalités frappent. Qui a les moyens de faire des retraites, de s’aérer l’esprit, de partir en vacances pour souffler, et plus généralement, d’adopter la slow life ?
Voilà que la décélération devient, elle aussi, un signal de richesse et de statut – plus conforme aux théories de Veblen sur la classe des loisirs évoquées plus haut. Toutefois, un phénomène pervers apparaît : nous ajoutons des activités “slow” à notre to-do-list déjà longue comme le bras. Ce qui finit par produire l’effet inverse. En programmant une retraite de Yoga ou un trek dans la nature, nous retombons dans les travers de l’accélération et de la consommation ostentatoire du temps. Le signal que nous envoyons à notre entourage reste le même : nous ne sommes pas disponibles et très occupés, pour cause de décélération.
Carl Honoré, auteur de The Power of Slow a déclaré : “pour qu’une décélération fonctionne et qu’elle soit bénéfique, la plus grande partie du ralentissement doit servir à créer le temps, l'espace et la patience nécessaires pour nouer des relations". Pas seulement avec des amis, mais aussi pour être au service des autres."
Tony Crabbe, psychologue du travail et chercheur, abonde dans le même sens en affirmant que “le contraire de l'agitation n'est pas nécessairement se détendre sur la plage. Il s'agit d'accorder une attention soutenue et focalisée aux personnes, aux problèmes ou aux conversations qui comptent le plus pour nous.”
Pour résumer, si nous ralentissons, la seule véritable question est de savoir à quoi (et surtout à qui) nous voulons dédier ce nouveau “temps libre”. Quel sens voulons-nous lui donner ? Quelles sont les motivations profondes de notre décélération ? La gestion du temps, certes déterminée socialement, n’en reste pas moins une affaire de choix personnel. Nous sommes les acteurs de notre temps et nos choix personnels peuvent agir sur les perceptions sociales collectives. “Les systèmes sociaux peuvent changer. Ils sont influencés par les personnes qui vivent au sein de ce système. Les changements d'attitude entraînent des changements de comportement. Et les changements de comportement entraînent des changements dans les structures sociales”.
La résonance : une piste de solution ?
Selon Hartmut Rosa, il est évident que cette situation de frustration permanente dans laquelle nous nous trouvons est produite par l’accélération. Pour autant, il ne se reconnaît pas dans le mouvement du slow, qu’il perçoit comme un argumentaire marketing. Il considère que le problème ne réside pas dans la vitesse mais dans la crise profonde des relations que nous traversons. Nous avons perdu le contact avec les autres, la nature, le monde, et nous-mêmes. Pour répondre à cette problématique, il élabore alors le concept de résonance, qui serait en quelque sorte la clé d’une vie réussie.
La résonance est un concept qui s’éloigne quelque peu des sphères purement sociologiques, pour entrer dans une considération plus philosophique, presque poétique.
« Il n’est pas trop tard pour commencer aujourd’hui à œuvrer à la qualité de notre relation au monde – à la fois individuellement et ensemble, politiquement. Un monde meilleur est possible, un monde où il ne s’agit plus, avant tout, de disposer d’autrui, mais de l’entendre et de lui répondre »
Hartmut Rosa estime que la qualité d’une vie humaine dépend essentiellement de notre relation au monde et de notre résonance avec lui. Ce qui consiste à dire : je suis affecté.e par une chose, une personne, un paysage, une œuvre d’art, la nature... et à mon tour j’exprime une émotion, je touche et j’affecte l’autre. Cette relation induit une forme d’écho, une transformation mutuelle. “C’est la résonance qui accroît notre puissance d’agir et, en retour, notre aptitude à nous laisser « prendre », toucher et transformer par le monde”. Quand nous vivons à un rythme effréné, que nous noircissons frénétiquement nos agendas et que nous accumulons les expériences, rares sont celles qui laissent une véritable trace en nous, qui font écho et pourraient nous permettre de construire une narration à partir de nos vies individuelles.
Notre résonance ne se maîtrise jamais entièrement, elle n’est pas planifiable et peut surgir là où on ne l’attend pas. Il s’agit simplement de lui laisser l’espace, le temps et la respiration nécessaires pour apparaître, exister et se développer.
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